L’eau est plus froide que je pensais. Je baisse la tête, mais je ne vois pas le fond. Je me sens tout à coup compressé dans ma combinaison, le poids de l’eau faisant monter une pointe de claustrophobie en moi. Je m’efforce de respirer tranquillement et ignorer le goût désagréable du caoutchouc laissé par le tube relié aux bouteilles à oxygène.
Quel silence… La légende devient étrangement réelle et dans ma tête, je vois défiler des images anciennes comme si j’y étais. Des êtres à forme humaine transportent une grande boîte entourée de chaînes et de gros cadenas. Leurs corps sont livides et boursouflés, ne comportant aucune pilosité ni organes génitaux. Leurs mains et leurs pieds sont palmés, leur tête aplatie. Les yeux sont globuleux et noirs, sans vie comme ceux des requins. Leurs mouvements sont vifs et saccadés – ils ont peur. Ils disparaissent dans les ténèbres, sans doute à la recherche d’une grotte sous-marine dont eux seuls auront connaissance.
Je cligne des yeux et le monde bleu profond revient, mes trois camarades nageant à quelques mètres de moi, leurs torches allumées. Je fais de même avec la mienne, rassuré par la présence de la lumière et d’autres humains. Je me retourne, balayant l’obscurité de mon faisceau de lumière. Je ne vois pas la chaîne reliant l’ancre au bateau, ni même le dessous de la coque. Mais le moment pour se poser ce genre de questions reviendra plus tard.
Nageant un peu plus vite, je rejoins mes camarades et nous continuons notre descente. Le manomètre accroché à mon poignet indique 18 mètres. Déjà ? Nous avons fait une formation où nous étions descendus jusqu’à 35 mètres. Sous l’eau, on ne s’en rend pas compte, mais en parcourant cette distance à pied, on réalise tout de suite. A cette profondeur, la lumière de la surface ne filtre qu’à peine 5%. Même dans la lumière des torches, la visibilité et les contrastes sont réduits et tout paraît grisâtre. Je viens de me rendre compte que nous n’avons croisé aucun poisson, pourtant, on n’est pas loin des endroits de pêche habituels. Nous continuons tranquillement notre descente.
Quelque chose m’effleure la jambe. La panique me gagne et je me retourne brusquement, respirant trop vite. Je m’efforce de me calmer et dirige ma torche vers le bas. Je ne peux distinguer qu’une forme plus sombre que l’eau qui l’entoure. Au moins, ça ne bouge pas. Je descends pour toucher et réalise que c’est de la pierre. La grotte, se trouverait-elle dans le coin ? J’illumine mes camarades et leur fait signe de s’approcher. Etant si près de la roche, nos torches l’éclairent comme il faut. La pierre est noire et lisse, sans aucune protubérance ni rainure. Elle a une forme arrondie et nous la suivons plus bas et enfin, nous posons pied sur le fond sablonneux, soulevant quelques tourbillons.
Nous faisons le tour mais ne voyons aucune ouverture. Après de longues recherches, Bruno semble trouver quelque chose près du fond. Ce sont des signes gravées dans la pierre, d’étranges glyphes ne représentant rien de connu pour moi. Je touche l’épaule de Philippe et le questionne du regard, mais il secoue la tête. Bruno et Mick ne faisant pas de mythologie ne sauraient guère nous renseigner. Philippe trace le dessin des gravures et lorsqu’il en est presque à la fin, il se passe quelque chose. Je ressens d’étranges vibrations provenant de l’immense pierre – on dirait le début d’un tremblement de terre sous-marin. Nous reculons tous, nos regards se croisant avec inquiétude. Et les tremblements cessent.
Nous ne bougeons pas, attendant la suite, s’il y a. Le temps s’éternise, le calme aussi. Philippe me regarde. Je hoche la tête et nous nous rapprochons de la pierre de nouveau. Et là, tout à coup, elle explose dans un fracas assourdissant. Les morceaux sont projetés à une vitesse délirante, l’un d’eux heurtant Mick de plein fouet. Son masque est arraché, suivi de la moitié de son visage. Son corps est pris de soubresauts violents et ses mains cherchent aveuglément le tuyau d’oxygène, mais il a été déchiré en deux, les bulles s’échappant librement colorées de son sang verdâtre dans ces profondeurs. Bruno s’approche de lui et tente d’insérer l’embout de son tuyau dans la bouche de Mick, mais ce dernier ne réagit déjà plus à rien. En très peu de temps, ses tremblements cessent et il s’immobilise, son corps voguant doucement sur place.
Bruno s’accroche à nous, complètement paniqué. Nous ne pouvons parler sous l’eau, mais nous tentons de le calmer de notre mieux par les gestes. Il respire trop vite et nous fait signe qu’il veut remonter. Mais dans son état, il ne se soucierait plus des paliers à respecter et risque alors le pire. Nous le retenons fermement par les bras et plusieurs minutes passent avant qu’il ne recouvre ses esprits. Je regarde Philippe et il hoche la tête, m’indiquant qu’il a bien compris que nous allons remonter comme ça, tous les trois.
Nous avons fait à peine quelques mètres quand soudain, Bruno résiste. Philippe et moi tournons la tête au même moment et avons juste le temps de voir le regard horrifié de Bruno sous son masque avant qu’il ne nous soit arraché des mains. Il disparaît dans les profondeurs sans un bruit et nous dirigeons rapidement nos torches vers le bas. Il n’y a rien, c’est comme si Bruno n’avait même jamais existé. Nous restons sur place, nous regardant sans savoir que faire. Si nous descendons, nous risquons de disparaître nous aussi. Si nous remontons, nous aurons une chance d’y échapper, même en respectant les quinze mètres par minute imposés. Avec un dernier regard vers le fond, Philippe lève ensuite son pouce et je vérifie mon manomètre avant de commencer la montée.
Nous avons fait environ 7 mètres lorsque des bulles verdâtres nous enveloppent. La compréhension nous frappe au même moment et je vois mon ami agiter ses palmes plus vite qu’il ne devrait. Il est trop loin pour que je puisse l’atteindre et une terreur abjecte s’empare de moi, ne sachant pas ce qui nous attend, là, en dessous. J’ai l’impression que ma combinaison se resserre autour de moi, comprimant ma poitrine et m’empêchant tout mouvement libre. Allons-nous également mourir dans ces profondeurs insondables ?
Je regarde mon manomètre de nouveau. J’ai parcouru 9 mètres en 45 secondes. Je peux encore remonter de 7 mètres dans les 15 secondes restantes. Je fais un calcul rapide dans ma tête. Si nous étions à environ 40 mètres de profondeur, il nous en restera 25 dans ces quelques secondes. A répartir sur 3 minutes. Serait-ce suffisant ?
Une lumière m’atteint. C’est Philippe. Il m’attend en agitant les bras. Je remonte plus vite mais lorsque je l’atteins, je sens quelque chose s’enrouler doucement autour de mes jambes, remontant jusqu’à la taille De terreur, je prends une profonde inspiration et j’ai immédiatement la tête qui tourne. Je tends les bras et je sens que Philippe me saisit les mains. Il les enserre de toutes ses forces et j’ai juste le temps de voir que lui aussi est pris dans un étau tentaculaire avant que nous ne soyons tous deux propulsés vers la surface à une vitesse démentielle.
La première chose que l’on apprend dans un stage de plongée, c’est de remonter par paliers afin d’éviter une variation de pression trop importante, pouvant entraîner thromboses, paralysies, hémorragies internes, etc. J’ai la curieuse sensation que tout mon sang s’est transformé en bulles et la douleur dans ma tête est foudroyante. Un liquide chaud s’écoule de mon nez et de mes yeux et je sais que c’est du sang. Nous devons être près de la surface car je vois clairement mon ami à travers l’eau. Il est pris de convulsions, du sang presque rouge s’écoulant librement de sa bouche. Je sens mon propre corps trembler violemment et tout à coup, je suis libéré de l’étreinte mortelle m’ayant enserré jusque là. Je flotte doucement, le poids de mon équipement m’entraînant vers le bas.
Et là, je la vois. La créature dont parlait la légende. Elle est gigantesque. Je me demande comment elle pouvait tenir à l’intérieur de la coupole que nous avons vue. La grotte devait être immense en dessous. Je ne sais pas si je peux faire confiance à ma vision. Mes yeux me font atrocement souffrir.
C’est une masse gélatineuse, sans aucune forme prédéfinie. Des dizaines de tentacules partent dans toutes les directions et lorsqu’une d’elles s’approche de mon visage, je vois un œil laiteux au bout. Il me fixe avant de cligner de façon obscène. La peau est rugueuse, recouverte de nodules rougeâtres sur fond presque noir. Et toujours, je sombre dans les profondeurs.
Je ferme les yeux et vois le visage souriant d’Elena. Lorsque je les ouvre de nouveau, j’ai une étrange impression de lucidité et je n’ai plus mal nulle part. A travers les quelques bulles qui s’échappent encore de mon tuyau à oxygène, je vois le dessous de la monstruosité et je prie pour une mort rapide. C’est une bouche énorme, ressemblant à une plaie béante bordée de dizaines de rangées de dents acérées.
Que Dieu ait pitié du petit village de Dunwich.
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