Une histoire très courte, que j'aime telle quelle.
Bonne lecture
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Créature« On n’est jamais aussi animal que lorsque on protège sa progéniture… »- « Maman ? Maman ! »
Elise se réveille en sursaut avec l’impression d’avoir fermé les yeux cinq minutes auparavant. Elle tâtonne dans l’obscurité, heurte le réveil qui tombe par terre.
- « MAMAN ! »
- « Oui, ça va, j’arrive, » lance-t-elle.
Le cadran digital indique 3:15. Elise roule des yeux, sachant d’expérience qu’elle a toujours du mal à se rendormir quand sa fille la réveille dans la nuit. Elle dégage la couverture et se lève. Il fait nuit noire, dans le couloir elle allume la lumière qui brille toujours trop fort après minuit. En bâillant, elle entre dans la chambre d’Anni, 6 ans.
- « Qu’est-ce qu’il y a, ma puce ? »
- « Il y a quelqu’un dans ma chambre. »
- « Mais non, Anni, il n’y a personne, tu vois bien. »
- « Je t’assure, maman, il y a quelqu’un qui bouge dans ma chambre. »
La petite fille prononce les mots avec tout le sérieux du monde. Combien de fois Elise ne s’est-elle pas étonnée de la persuasion d’Anni envers des choses imaginaires… Elle soupire profondément. C’est quand même le troisième réveil nocturne, cette semaine.
- « Bon, Anni, regarde bien. Il n’y a personne ici à part toi et moi. Et la montagne de jouets. Il y en a un qui a dû glisser, c’est tout. C’est déjà arrivé. »
Anni s’assied dans son lit et inspecte sa chambre, pas convaincue du tout.
- « Il y avait quelqu’un, maman. Je l’ai - »
- « Anni, écoute. Il est 3h du matin. Repose-toi, s’il te plaît. Bonne nuit. »
- « Mais je t’assure que - »
- « Bonne nuit ! »
La fillette se rallonge et sa mère lui fait un bisou. Elle est à peine de retour dans sa chambre qu’Anni la rappelle.
- « Quoi, encore ? Il n’y a rien - »
- « Ma couverture. »
Avec un profond soupir, elle y va et secoue la couette pour qu’elle se répartisse bien dans la housse. En voyant l’air adorateur sur le visage de sa fille, le sentiment de contrariété disparaît. Elle lui fait un gros câlin.
- « Allez, princesse, à tout à l’heure. »
- « Je t’aime, maman. »
Au moment de se tourner vers la porte, Elise s’arrête.
- « Qu’est-ce qu’il y a, maman ? »
- « Non, rien. J’ai cru… » Voir un mouvement au fond de ta chambre. Mais il n’y a rien, c’est impossible. Elle secoue la tête et retourne au lit, une vague appréhension au creux du ventre. Il faudra qu’elle discute un peu avec Anni demain de ces mauvais rêves récurrents. Depuis le divorce seulement quatre mois auparavant, c’était difficile de se ménager un peu de tranquillité. Il y avait toujours quelque chose à faire et l’heure du coucher la surprenait tous les soirs.
Ses yeux s’ouvrent. Le réveil indique 4:30. Une terreur innommable s’est emparée d’elle, nouant son estomac jusqu’à lui couper le souffle. Anni !
Elle saute hors du lit et court les quelques mètres vers la chambre de sa fille. Dans la lueur orangée de la petite veilleuse Mickey, elle distingue une forme humaine qui tient Anni dans ses bras, une silhouette étrange, transparente mais quand même présente.
Elise se fige. Elle fronce les sourcils et cligne des yeux plusieurs fois. La créature s’accroupit et pousse un sifflement rauque en sa direction. Sa main appuie machinalement sur l’interrupteur de la chambre. La chose émet un cri strident et tente de se protéger les yeux. Le corps devient soudain visible : Long, mince, sans réelle substance, se fondant dans les jouets sans les déplacer. Le monstre recule comme une bête effrayée, serrant Anni d’un bras qui se termine en trois longues griffes acérées.
La lumière semble l’incommoder au plus haut point. Ses grands yeux globuleux ont rougi et la pupille verticale est presque inexistante. La bouche occupe tout le bas du visage – une gueule immense avec deux rangées de dents fines et recourbées comme des aiguilles de chirurgie.
Elise est incapable de bouger, incapable de réfléchir. Au contact de la créature, Anni semble s’être évanouie. Son petit corps commence lui-même à disparaître comme s’il ne faisait plus qu’un avec celui de son ravisseur.
La créature recule vers le fond de la chambre. Elle passe au travers du coffre à cubes de construction sans un bruit. Elle marche dans l’écurie des chevaux en plastique sans rien renverser. Elle se fond ensuite dans le mur à travers le mobile indien avec les éléphants et les petites clochettes sans provoquer le moindre tintement. Puis elle disparaît.
Elise sort de sa torpeur. En poussant un cri de rage impressionnant pour sa forme menue, elle se lance vers le mur. Ses tibias heurtent les jouets avec force mais elle ne le remarque même pas. Tout son être est concentré sur cet endroit précis où a disparu son enfant et même un boulet de construction ne pourrait l’en détourner.
Ses doigts grattent le papier peint et le déchire. Ils creusent de profonds sillons dans le plâtre. Ses ongles se cassent l’un après l’autre, la peau se déchire, le blanc du mur se strie de rouge. La douleur lancinante accroît sa détermination, son visage de déforme de façon grotesque. Son esprit régresse jusqu’à un point où il n’a pas de mots pour exprimer ce que le corps ressent. Si on enregistrait ses grognements et lui repassait la cassette, elle croirait entendre les rugissements sauvages d’une lionne qui défend ses petits.
Le trou dans le plâtre s’agrandit. Tout à coup, ses doigts rencontrent quelque chose de mou. Un curieux sentiment l’envahit qui n’émane pas d’elle : Une haine immense mêlée à une peur toute-puissante. La créature. Qui craint ce petit bout de femme plus que tout au monde.
Triomphante, Elise enfonce les mains dans le trou. Elle pousse un cri de rage et agrippe la chose de toutes ses forces. Puis elle tire.
Au départ, la résistance est énorme. Mais plus sa détermination se renforce, plus facile cela devient.
Elle gémit de frustration, les larmes coulent de ses yeux, les deux parties de sa mâchoire sont comme soudées ensemble, la douleur s’en ressent jusque dans la nuque. Un morceau de dent se brise, elle le recrache sans même en être consciente. Ses bras frêles tremblent d’efforts surhumains, ses genoux s’écrasent contre la plinthe en bois au niveau du sol.
Tout à coup, le mur bouge. Non, ce n’est pas le mur, c’est la créature qui repasse au travers. Elise la fixe sans émotion tout en gardant sa prise désespérée. Le son des hurlements stridents se fait de nouveau entendre, s’enfonçant dans ses oreilles comme des pics à glace invisibles. La souffrance devient intenable, ses doigts se relâchent. La créature glisse en arrière.
- « NON ! »
Et cette fois, il n’y plus aucun salut pour les démons. La femme se dépasse et devient elle-même une créature faite du sentiment le plus résistant au monde : L’instinct primaire de la protection maternelle. Même la mort ne peut s’y opposer.
Elise tombe en arrière, écrasant au passage l’écurie et quelques chevaux. Elle ne sent pas leurs pattes s’enfoncer dans son dos, juste le poids de sa fille sur elle, reconnaissable entre toutes. Elle ouvre les yeux, affolée. Mais la créature est également là, pas encore vaincue. Elise attrape la forme diffuse d’Anni qui se détache du monstre avec un horrible bruit de velcro. Elle s’attend presque à voir la peau arrachée. Mais la petite est intacte quoique toujours inconsciente. Elise la dépose délicatement sur le lit et se retourne.
- « A nous deux, salope… »
La créature semble avoir perdu ses forces. Elle rampe vers le mur mais cette fois, se heurte aux jouets sur son chemin. Elise plante un pied dans son dos et l’écrase contre terre. Elle s’agenouille, enfonce une main dans la substance molle de la tête et l’autre dans une épaule.
La créature se déchire facilement avec un bruit de carton épais tandis que son hurlement se perd jusqu’à disparaître complètement. Un peu de fumée s’élève du sol mais rien d’autre n’indique qu’il y ait eu une quelconque présence.
Anni ne gardera aucun souvenir ni traumatisme de cette terrible nuit. Le trou dans le mur sera réparé et l’écurie détruite remplacée par une ferme. Mère et fille ne seront plus jamais dérangées par quoi que ce soit.
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