VII
Toujours humains
Les heures et les kilomètres s’enchaînèrent, le paysage hypnotisant de monotonie. Cette portion de l’autoroute était quasiment déserte. Aucun cadavre de tôle ou de chair n’encombrait la route ou le bas-côté, en amont comme en aval. Et si la côte était déserte, elle aussi ? Combien de kilomètres devraient-ils faire alors avant de croiser d’autres survivants ?
Glen ne roulait pas très vite ce qui leur sauva probablement la vie.
A la sortie d’un virage, un véhicule solitaire bloquait la route. Le 4/4 ralentit. Tous scrutaient les alentours avec attention. Il ne se trouvait aucun débris par terre, il n’y avait donc pas eu d’accident. Panne de carburant ? Allan agrippa son M16, bougeant dans tous les sens. Sa nervosité gagna ses camarades.
- « Je ne me sens pas très rassuré, dit Glen. Je vais - »
Un bref éclat de lumière dans un buisson attira le regard d’Allan. Il avait vu assez de films pour penser tout de suite au reflet du soleil dans la lunette de visée d’un fusil.
- « Fonce ! hurla-t-il. C’est un piège mais fonce bordel ! »
Glen écrasa la pédale d’accélération et le 4/4 bondit en avant en rugissant. A vue d’œil, il devrait rester assez de place entre le capot du véhicule abandonné et le garde-fou pour passer.
Un coup de feu retentit, un phare arrière explosa.
- « Ils nous tirent dessus ! » cria Allan.
- « Je m’en doute, rétorqua Glen. Je fais ce que je peux. »
L’imposant véhicule n’était pas des plus délicats à manipuler. Le pare-choc heurta violemment l’autre voiture, ralentissant leur fuite. Un deuxième coup de feu claqua, rapidement suivi par d’autres.
Tout à coup, des hurlements sauvages s’élevèrent de la voiture à l’arrêt. Tous tournèrent la tête. Un homme se tenait debout dans le toit ouvrant, un lance-flammes braqué sur le 4/4. Un frisson glacial les parcoururent à l’unisson.
- « Oh merde… » murmura Allan.
L’étranger était habillé de peaux de bêtes, ses cheveux emmêlés dans des dreads à jalouser un rasta. Son visage était crasseux et bouffi, son regard luisant de haine. Il tremblait d’impatience.
Le temps reprit son cours.
- « Contourne ce véhicule et ne t’arrêtes pas ! hurla Allan une nouvelle fois. Je m’occupe de lui. »
Glen ne se fit pas prier. Le flanc du 4/4 heurta le garde-fou, envoyant des étincelles partout dans un grincement douloureux.
L’homme sauvage les observait, une sorte de rire hystérique s’échappant de sa bouche déformée où manquait la moitié de ses dents. Il les mit en joue, ses mouvements ralentis par une assurance entière en ses capacités.
Allan fit abstraction des hurlements de ses camarades et garda son arme cachée, sachant que tout dépendait de lui. Juste au moment où le 4/4 fut libéré, Wonkley vit dans le regard de l’homme que pour lui, ils étaient déjà morts. Il n’hésita plus, brisa la vitre arrière et visa la tête. L’autre, surpris, mit une demi seconde de plus à appuyer sur la gâchette. La réalisation agrandit ses yeux et il eut juste le temps de pousser un début de hurlement enragé que la grenade du M16 l’atteignit en pleine gorge. Tout le haut du corps disparut en une explosion rouge. Les débris heurtèrent les vitres en faisant le même bruit que de lourdes gouttes de pluie tombant brusquement d’un ciel gris anthracite. Susan et Jerry firent tous deux un mouvement de côté involontaire. Assis à côté de Jerry, Lorenzo fut projeté contre Lisa, son moignon écrasé contre son bras. Il poussa un hurlement impressionnant. Glen écrasa de nouveau l’accélérateur. En poussant de véritables cris de guerre, les compagnons cachés de l’homme abattu ripostèrent avec une rafale de balles dont un grand nombre atteignirent le 4/4. Par miracle, aucune ne fit de dégâts importants. Allan continua à leur tirer dessus, blessant quelques uns. Le véhicule prit rapidement de la vitesse, agrandissant la distance d’avec leurs assaillants dont les balles se perdaient désormais toutes. Bientôt, ils furent en sécurité.
- « On a failli y rester ! » s’exclama Allan, tout excité.
- « Grâce à toi, ce ne fut pas le cas, » remarqua Glen en le regardant dans le rétroviseur.
- « Oh ! Ca ? C’était rien. Il était tout près. J’aurais pu l’avoir même s’il - »
- « Où t’as appris à tirer ? » demanda Jerry.
- « J’ai juste appris à me défendre, c’est tout. »
- « Aucun de nous n’aurait pu faire ce que t’as fait, même avec un lance-grenades. »
- « Heureusement que je suis là, alors, » dit Allan. La petite moquerie ne cacha pas tout à fait le tremblement de sa voix.
Susan se retourna.
- « Tu nous avais parlé d’un oncle à Wilmington qui a un aéroport, c’est ça ?"
- « Ouais, c’est pas loin. Il suffit de suivre l’autoroute encore quelques kilomètres. Je vous indiquerai la sortie. »
- « T’as emporté d’autres médicaments avec toi ? demanda Lisa. Le coup qu’a pris Lorenzo sur son bras le fait souffrir. »
- « Bien sûr, je sors toujours couvert, moi, répondit Allan. » Il fut le seul à rire de sa blague. « Rhooo, détendez-vous, on est sains et saufs, non ? »
Il fouilla dans son sac à dos et tendit deux pilules à Lisa, ainsi qu’une bouteille d’eau.
- « Ce sont des antalgiques. Ca va l’assommer mais au moins, il n’aura plus mal. »
- « Merci, Allan. »
- « De rien, ma jolie, » dit-il avec un clin d’œil. Son sourire s’élargit en voyant les joues de la jeune fille rougir. Jerry lui mit un coup dans le biceps, le regard mauvais.
- « Ben quoi ? Elle est - »
- « Il y a une sortie à cent mètres devant. Fayetteville, c’est ça ? » interrompit Glen.
- « Oui. Tu sors et prend la première route sur ta gauche qui indique la côte. Après, c’est à une centaine de bornes. »
- « Quoi ? Je croyais que t’avais dit que c’était pas loin ? »
- « J’avais dit ça pour la sortie. Tu vois des mouettes quelque part ? »
Glen roula des yeux et secoua la tête.
- « N’empêche, z’avez vu comme je l’ai eu, l’autre enfoiré ? »
- « Oui, Allan. On a tous vu, » soupira Jerry.
- « Il aurait pas bougé, je l’aurais eu en plein visage. »
- « Oh ! Je crois que le résultat aurait été le même. »
- « Ah non, je ne crois pas. Là, le haut de sa poitrine a explosé aussi alors que si la grenade avait juste atteint le visage - »
- « Allan, ça suffit, » dit Lisa d’une voix ferme.
- « Oui mais non, parce que quand je - »
- « Oh ! La ferme ! » s’exclamèrent-ils tous, même Lorenzo.
Wonkley s’installa dans un silence boudeur qui ne dura que quelques minutes.
- « Vous connaissez pas une chanson, savez, comme les gosses en colo ? »
- « Là ! Devant nous ! Des zombies ! » cria Glen.
- « Oh ! Putain, baissez-vous ! »
Allan se redressa immédiatement, prêt à faire voler en éclats le pare-brise. Le petit groupe se mit à ricaner.
- « Ouais, c’est ça, foutez-vous de ma gueule. Vous serez bien contents de ma présence quand ils seront vraiment là. »
- « Qui aime bien, châtie bien, » dit lisa et lui pinça la joue. Cette fois, Jerry explosa de rire.
Le panneau indiquait Wilmington Airfield. Glen prit à droite. Les bâtiments se profilaient non loin de la sortie de route. D’ici, ils paraissaient intacts et tous priaient pour que ce soit aussi le cas de près.
A l’approche du lieu d’habitation signalé par la présence d’une voiture et de pots de fleurs aux fenêtres, un coup de feu retentit. Glen arrêta le 4/4 immédiatement. Allan fouilla dans les sacs et trouva une couverture en laine écru.
- « Ca fera l’affaire, » dit-il et sortit du coffre.
Il avança doucement et agita son drapeau blanc de fortune.
- « Oncle Henry ! C’est moi, Allan ! » cria-t-il.
Il fit quelques mètres de plus et la porte d’entrée s’ouvrit brusquement sur un petit homme bedonnant.
- « Allan ! Putain d’enfoiré, viens là, fiston ! »
Wonkley lâcha la couverture et courut à la rencontre de son oncle qui fit signe à Glen d’avancer.
Henry Dickinson s’avéra un homme des plus accueillants. Son épaisse chevelure grise et sa moustache fournie se terminant en pointes lui donnèrent l’air du parfait gentleman. Les seules rides de son visage doré par le soleil se concentrèrent aux coins de ses yeux bleu vif, se plissant lorsqu’il sourit, ce qu’il faisait tout le temps. Il fit installer Lorenzo dans le lit bien confortable d’une des chambres d’ami. Le jeune homme dormait profondément grâce aux médicaments. Ensuite, l’oncle d’Allan s’occupa des autres. Il leur prépara un repas composé de poulet rôti, de pommes de terres grillées dans le jus de cuisson, accompagné de pain décongelé et de thé fumant.
Le repas frugal détendit tout le monde, les langues se délièrent, la bonne humeur revint – on se serait cru à un dîner de retrouvailles entre vieux amis dans un monde normal. L’ambiance ne se rembrunit qu’une seule fois, lorsque Allan apprit à son oncle que leur famille n’était plus. Bien que pas vraiment surpris, Henry ne put réprimer quelques larmes en apprenant la mort de sa sœur, la mère de Wonkley.
- « Excusez-moi, soupira-t-il, vous devez me prendre pour un vieux gâteux. »
- « Pas du tout, Henry, dit Susan. On a tous perdu des êtres chers. Ce n’est pas parce que c’est devenu inévitable que l’on ne doit pas les pleurer. La mort ne doit jamais devenir une banalité. »
- « Vous avez raison, dit-il. Alors j’aimerais qu’on lève nos verres, enfin, nos tasses, à leur mémoire. »
Le silence se fit pendant de longs moments. Henry se racla la gorge.
- « Loin de moi l’intention d’assombrir un dîner aussi agréable. Finissons avec le sourire. »
Allan étreignit son oncle par les épaules.
- « Au fait, continua Dickinson, vous auriez pas vu un chien sur la route, tout à l’heure ? »
- « Non. Pourquoi ? » demanda Glen.
- « Ma chienne Minnie a disparu depuis hier. »
- « Ne t’inquiète pas, oncle Henry, on la recherchera demain. J’avais bien remarqué son absence mais si j’ai rien dit, c’est parce que je croyais qu’elle était - »
Allan se tut brusquement. Henry le regarda avec un sourire forcé.
- « Justement, j’ai déjà vu ces créatures rôder dans le coin. J’ai peur que… »
- « On fera un tour après le repas, alors, » dit Glen.
Mais comme la veille et l’après-midi même, les recherches furent infructueuses.
Le lendemain matin, Lisa alla voir Lorenzo. Il n’était pas sorti de sa chambre depuis leur arrivée mais elle y avait entendu du bruit. Elle frappa et ouvrit la porte. Il était assis sur son lit, torse nu, concentré sur quelque chose qu’elle ne put voir. Elle eut un sourire admiratif à la vue de son dos bronzé et musclé et allait faire un commentaire lorsqu’il se retourna. Le mouvement fut si rapide à en être quasiment imperceptible. Elle se figea. Son regard était sauvage, rougeoyant. Sa respiration était lourde, rauque. Il semblait prêt à lui sauter dessus sans prévenir. Le bandage de son bras mutilé était défait, la plaie encore noircie. Une odeur étrange régnait dans la pièce et Lisa sortit à reculons.
Ils décidèrent d’essayer de le calmer avec les antalgiques mais en y allant doucement. Un comprimé fut écrasé et mélangé à de la soupe que Glen apporta au jeune homme. Lorenzo n’eut aucun mouvement étrange ou menaçant envers lui, et se jeta sur la nourriture avec appétit. Glen s’en fut rapidement et ne vit pas les grimaces du blessé devant la fadeur du repas.
(à suivre dans Toujours humains 2)